Nous avons invité le Dr. Zaheer Allam à commenter la discussion du 1er webinaire de l’AIVP « Comment planifier les waterfronts après le Covid-19 ? » Dans cet article, il soulève de nouveaux points à prendre en considération pour les plans de relance économique et les effets que la crise de Corona pourrait avoir sur les zones de waterfront. Zaheer souligne également que ce moment est aussi l’occasion de réfléchir aux principes dominants de la planification du waterfront, tels que l’application des technologies intelligentes, et de reconnecter ces zones avec les habitants locaux. L’article est une invitation pour les membres de l’AIVP à poursuivre la réflexion et à améliorer la relation port-ville.
Dr. Zaheer Allam is member of the Network of Experts of AIVP
À mesure que l’épicentre du coronavirus suivait la course du soleil et se déplaçait d’Est en Ouest, la chaîne logistique mondiale tentait de résister aux secousses. D’abord la Chine, la première puissance industrielle mondiale, a été mise en quarantaine, privant le monde d’un approvisionnement régulier en marchandises (lequel n’avait jamais été interrompu au cours des dernières décennies), et occasionnant de surcroit une crise de l’offre et de la demande au sein du pays lui-même. Alors que les régions entraient les unes après les autres en confinement, les usines s’efforçaient de déterminer leur potentiel de production. Elles ont dû réévaluer leur capacité ou bien se réinventer pour répondre à une demande locale devenue plus pressante tout en cherchant à honorer leur carnet de commandes mondial. Puis, à mesure que le virus a commencé à se propager au cours des semaines et des mois qui ont suivi, d’autres pays ont fermé leurs frontières tandis que les villes chinoises entamaient leur déconfinement. La Chine était prête à relancer sa production et à reprendre l’approvisionnement, dans un marché international paralysé. D’ici quelques années, les étudiants des filières logistiques résumeront la situation en deux mots : un double choc d’offre et de demande. Quelle en est la raison ? La mondialisation a entraîné la création de pôles de production centralisés, qui apparaissent aujourd’hui dépourvus d’intelligence de long terme.
Les effets du coronavirus ne sont pas provisoires et ils vont modifier en profondeur le paysage politique et économique mondial. Les villes portuaires, en tant qu’intermédiaires entre la supply chain mondiale et les chaînes logistiques locales, pourvoyeuses d’emplois et garantes de la qualité de vie de leurs habitants et usagers, sont directement concernées. Elles ont d’ailleurs déjà commencé à se réorganiser et en profitent pour revoir les protocoles et les ressources dont elles disposent tout en reconsidérant leur rôle dans l’économie et la société.
L’un des rôles essentiels de la ville portuaire, souvent sous-évalué, est celui du stockage des marchandises, préalablement à leur distribution, en gros ou au détail, vers différentes destinations. Le coronavirus a, peut-être plus que jamais, mis ce rôle en avant. Avec une Chine mise en quarantaine, on a vu des images où les gens se précipitaient dans les supermarchés, allant même jusqu’à jouer des poings dans certains rayons. Cette tension a suscité des inquiétudes de pénuries alimentaires à l’échelle mondiale, y compris pour des produits comme le papier toilette dont la demande s’est avérée motivée davantage par des facteurs psychologiques plutôt que par des besoins réels. Quelques mois de « rupture » de la chaîne, cela peut sembler très court si l’on regarde le tableau dans son ensemble, mais les conséquences sont lourdes. À titre d’exemple, la moitié des denrées alimentaires consommées au Royaume-Uni sont importées, impliquant une dépendance aux importations et une obligation d’entreposage au port. Cela montre non seulement que le système est fragile, mais également, ce qui est intéressant, que les perturbations ont eu des effets variables sur les besoins des différents marchés et des conséquences similaires sur la logistique. La demande accrue a obligé les ports à prendre des dispositions afin de garantir la circulation terrestre des marchandises destinées à alimenter les rayons des supermarchés.
Le coût du stockage peut cependant être élevé, et à mesure que la mondialisation et les schémas de consommation facilitaient la création de plateformes fonctionnant sur le principe de la confiance, la nécessité de développer des systèmes plus efficaces et moins onéreux s’est imposée. Mentionnons l’essor récent du mode de production en flux tendu, selon lequel les usines et les entreprises ne stockent aucun produit particulier en vue de garantir la souplesse des lignes de production. La fluidité de la chaîne logistique apparaît ici essentielle, même lorsque les fournisseurs sont situés à des milliers de kilomètres. Bien que ce système soit plus rentable économiquement, en dehors des épidémies, sa solidité est remise en cause au profit de systèmes plus résilients.
Face à des rayons de supermarché dégarnis, des débats se sont élevés partout dans le monde autour de la fragilité de notre chaîne logistique mondiale et sur la nécessité d’organiser notre autosuffisance. Il existe de solides arguments en ce sens. La décentralisation du système alimentaire, du fait qu’elle entraînera la réduction sensible des déchets alimentaires et des émissions de gaz à effet de serre, peut engendrer des effets bien plus bénéfiques pour l’environnement. Toutefois, convaincre un monde, dans lequel 80% des (?) dépendent des importations de denrées alimentaires, de se tourner vers la production nationale n’est pas sans poser quelques défis. Premièrement, l’efficacité de production ne sera pas partout la même en raison de facteurs saisonniers et de la qualité des terres. Deuxièmement, des perturbations à l’échelle locale peuvent rendre les populations extrêmement vulnérables aux phénomènes climatiques tels que les cyclones, la mousson ou la sécheresse, et occasionner la perte des récoltes. Par conséquent, même si la tendance mondiale semble, à juste titre, aller vers la production locale, il peut être sage de supposer qu’un certain degré de dépendance continuera d’exister à l’égard des échanges internationaux de denrées alimentaires, avec des incidences sur la résilience et la stabilité des prix.
Le passage vers plus de production locale modifierait quelque peu l’importance économique des villes portuaires mais leur rôle envers la population resterait inchangé. Dans un monde de plus en plus urbanisé, où la demande de consommation est de plus en plus forte (même si elle évolue vers plus de produits locaux), l’on s’attend à ce que l’activité reprenne.
Cette approche est d’autant plus intéressante que l’on constate que la nécessité de stocker, pour constituer des réserves, se fait immédiatement sentir en période de pandémie. Il faut également s’attendre à ce que les promoteurs répondent à cette demande en développant des projets dans et autour des villes portuaires et hubs logistiques. Mais qu’arrive-t-il lorsque la pandémie est terminée et que ces espaces ne sont plus d’aucune utilité ? La précipitation des pays à constituer des réserves laisse vite place à l’instauration de mécanismes de relance économique destinés à soutenir la production locale dont les besoins de stockage sont moindres. Les villes portuaires vont devoir anticiper de sorte à garantir la souplesse et l’adaptabilité de leurs structures à de multiples besoins.
Au cours du débat de l’AIVP qui a eu lieu ce 4 juin, une intéressante thématique allant dans ce sens a été soulevée, nous rappelant que les villes portuaires, en plus d’assurer des fonctions logistiques, sont tenues de veiller sur la collectivité à laquelle la prestation de ces services a été confiée. Il n’est pas rare que cette collectivité se compose de centaines de milliers d’individus devant parcourir de longues distances pour se rendre sur leur lieu de travail. Les questions de l’intégration des ports à leur environnement et de l’instauration d’une nouvelle législation visant à isoler les zones douanières des autres zones portuaires sans qu’il soit nécessaire de recourir à de lourds dispositifs de sécurité, ont longuement été abordées. Peut-être que les futurs directeurs de port qui devront mettre en place des plans post-pandémie sauront comment gérer la réduction des besoins en espaces de stockage tout en favorisant l’intégration du personnel au service des ports au sein de collectivités dynamiques et inclusives.
Le cas récent du waterfront de Toronto constitue, à cet égard, un précédent intéressant. Sidewalk Labs, filiale du groupe Alphabet, a annoncé l’abandon de son projet « Quayside » initié en 2017, justifiant sa décision par les incertitudes économiques actuelles, encore amplifiées par la pandémie du coronavirus. Cette mesure a été bien accueillie par les habitants de Toronto qui avaient exprimé leurs inquiétudes concernant la protection de la vie privée dans le cadre de ce projet de haute-technologie. Le concept des Smart Cities n’est pas nouveau, mais l’on constate que son application est lente et que la nécessité se fait sentir de le démocratiser et de l’expliquer de sorte à encourager son application à plus grande échelle. Le besoin urgent de sécuriser l’épargne et la nécessaire recherche d’efficacité va renforcer le rôle de la technologie dans les villes portuaires. C’est inévitable. L’implémentation de ces technologies devra être soignée et s’appuyer sur une législation adéquate qui interdise les monopoles et le contrôle externe des données, comme à Toronto.
Par ailleurs, le coronavirus a fait, à l’heure où je rédige, 40 millions de chômeurs rien qu’aux États-Unis. Ce chiffre est inquiétant. Dans un contexte de sévères chocs économiques, la récession dans laquelle nous venons d’entrer a été comparée à celle de la Grande Dépression, et de nombreux économistes sont d’accord. Au Royaume-Uni, de tels indicateurs remontent à 1706, à l’époque où la reine Anne occupait le trône. Par conséquent, alors que le monde cherche les moyens de relancer l’économie, nous devons aussi voir comment ouvrir le débat à tous afin de garantir la création d’emplois, la protection de la diversité des villes portuaires et le renforcement des capacités pour le déploiement des industries en transition.
De nombreuses études portant sur des modèles hédoniques d’aménagement du waterfront, révèlent une hausse de la valeur foncière de ces territoires. Exception faite des régions sujettes aux inondations, c’est le cas dans la plupart des pays et cela revêt une importance particulière pour les villes portuaires. Cependant, le waterfront a souvent été considéré comme un secteur haut de gamme, défendant un style de vie auquel ne peuvent pas prétendre les personnes qui y travaillent, et mettant en exergue des inégalités économiques et sociales profondément enracinées. La phase de relance sera loin d’être achevée d’ici un an. Et la construction de logements meilleur marché sera probablement insuffisante car elle devra aller de pair avec des politiques fiscales concertées à l’échelle de l’écosystème. Elles devront promouvoir une logistique harmonieuse, la décentralisation des réseaux et la démocratisation du savoir et de la technologie. Ces politiques laissent entrevoir une vision non linéaire de l’économie urbaine en faveur d’un paysage plus équitable qui saura offrir de nouvelles possibilités à ses habitants et à ses petites entreprises, favorisera la concurrence, et stimulera la croissance au sein d’une communauté plus diversifiée.
Face aux changements à long terme qui vont affecter nos chaînes logistiques, aux échelles locale et mondiale, et devant les incertitudes économiques, nous devons agir avec tact et fermeté. Sur ce point, le covid-19 nous offre peut-être l’occasion de repenser le futur de notre waterfront en créant des modèles concertés en vue de construire une communauté portuaire plus sûre et plus durable, inclusive et résiliente.