Je réalise des films documentaires depuis des années, aussi bien dans le champ télévisuel que dans celui de l’art contemporain à travers des résidences et des partenariats avec des institutions culturelles. Je m’intéresse en général à des mondes qui ne sont pas les miens avec le désir de les connaître, de les comprendre et d’en transmettre un récit incarné et fidèle. La réalisation d’un film requiert donc du temps et une forme d’immersion pour parvenir à restituer la complexité du réel. J’aime en particulier les histoires liées au monde du travail, à la culture populaire et aux questions de transmission. Je m’intéresse souvent à ce qui nous semble a priori proche, sur le plan géographique ou culturel, mais qui reste paradoxalement méconnu. J’ai vécu pendant plusieurs années à Marseille et j’ai toujours été attirée par le port autonome qui fait à la fois partie de la ville, de son identité mais qui en même temps en est un peu coupé car devenu inaccessible pour ses habitants (comme tous les ports aujourd’hui pour des raisons de sécurité). La vie m’a ensuite amenée à vivre sur d’autres territoires et lorsque j’ai emménagé il y a deux ans à Montpellier je me suis retrouvée de nouveau un jour face à la silhouette des grues qui se découpait sur le paysage. J’étais devant le port de commerce de Sète et je percevais les signes d’une activité et d’une diversité de trafics. Ma curiosité et mon désir d’aller à la rencontre de ce monde portuaire ont aussitôt ressurgi. La configuration du port de Sète est particulièrement intéressante : il est lié fondamentalement à l’histoire de la ville et peuple son imaginaire mais le lien n’est plus aussi fusionnel que dans les années 60. Une certaine distance et une méconnaissance de la vie portuaire sont désormais partagées par beaucoup d’habitants qui pensent même parfois, à tort, que l’activité est déclinante. L’échelle aussi de ce port est intéressante : un « grand petit port » comme l’appellent les grutiers, c’est à dire un territoire étendu (plus de 200 hectares) et diversifié, que l’on ne parcourt pas à pieds, mais où tout le monde se connaît et se côtoie.

Après un repérage de plusieurs mois sur le port sans caméra, afin de saisir la singularité de cet écosystème avant de commencer à le filmer, je me suis aperçue qu’il s’agissait avant tout d’une histoire collective et non pas d’une succession d’individus travaillant au sein d’un même espace. Bien qu’elle soit plurielle et hétérogène, cette communauté portuaire m’est progressivement apparue évidente. Plus que des histoires et des expériences isolées, ce qui m’a marquée c’est surtout un sentiment d’appartenance manifeste qui se traduit à la fois par un rythme de vie, une transmission de gestes et d’histoires, par une certaine fraternité et une fierté aussi évidemment dans le fait de travailler sur cet espace singulier, entre terre et mer. Je retiens aussi la manière dont ces différents métiers s’imbriquent et concourent à faire vivre le port sans interruption, jour et nuit. Un huis-clos ouvert sur le monde, qui est évidement fascinant à observer et à filmer.

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C’est sans doute ce maillage complexe de faits et d’imaginaires qui nourrit cette culture portuaire dont il est difficile de donner une définition précise. Elle se dessine à travers les différents témoignages que j’ai pu recueillir lorsque convergent des idées et des points de vue, lorsque des valeurs communes sont aussi énoncées. C’est une histoire aussi d’héritage culturel, de manière de vivre, de rythme de travail, d’amitié, de lutte syndicale, d’attachement à la ville de Sète, de continuité familiale aussi parfois… C’est assez subtil et il me semble que cette culture portuaire se perçoit au fil des entretiens, dans ce lien fort entre la vie et le travail, l’amitié et un sentiment d’appartenance à un même monde. En tant que réalisatrice de documentaire, je suis profondément animée par le fait de transmettre une expérience, des récits, des images et de les mettre en partage avec des spectateurs. C’est aussi l’histoire d’un point de vue d’auteur car je ne suis pas journaliste et au sein de « Dockville » je souhaitais avant tout que l’on puisse prêter attention à cette polyphonie de témoignages et aller au-delà des représentations stéréotypées en particulier sur les dockers (seule profession connue en général par les personnes n’ayant aucun lien avec le monde portuaire). Le fait que les ports soient depuis vingt ans environ coupés des villes auxquelles ils sont pourtant intimement liés, pour des raisons logistiques et sécuritaires, a sans doute participé aussi à mon désir de transmettre ces récits. A Sète, le port de commerce est paradoxalement dans la ville et en-dehors. Son périmètre longe un quartier de la cité, un pont le sépare du centre-ville et on peut apercevoir l’architecture portuaire depuis plusieurs points de vue. Une proximité géographique donc mais qui ne suppose pas pour autant une connaissance précise. Les habitants n’ayant pas de lien familial avec ceux et celles qui y travaillent ont souvent en effet une représentation erronée de ce qui se passe de l’autre côté de la barrière du poste de garde. Il y avait donc un enjeu important dès le début de ce projet de reconnecter l’histoire du port avec celle de la ville, modestement bien entendu avec cet outil du film qui permet de voir et d’écouter ceux et celles que nous ne connaissons pas. Un enjeu de connaissance en premier lieu car il était important que l’on comprenne en quoi consiste le travail et le rythme au sein du port, mais aussi de rencontre incarnée avec des gens par le partage d’histoires, d’anecdotes, de points de vue…

J’ai tout d’abord été très attentive à la réception des personnes filmées (soit une quarantaine d’interviews et une centaine de personnes présentes au sein du film) car il m’importe évidemment que mon regard soit juste, fidèle et respectueux. Il n’était pas envisageable de diffuser un documentaire dans lequel les protagonistes impliqués ne se retrouveraient pas ou auraient l’impression d’avoir été incompris. Il y a une relation de confiance essentielle à établir au cours du repérage d’un film et qui ne s’arrête pas après le tournage. Le moment de la restitution est essentiel pour moi et la première projection a eu lieu en présence de près de 200 travailleurs portuaires au Crac Occitanie, un centre régional d’art contemporain à Sète, qui a accueilli ce film en diffusion pendant une semaine. Les retours ont été heureusement très positifs et encourageants, malgré l’approche assez picturale et artistique du film, qui tranche avec les formes habituelles du documentaire télévisé. Très peu de reportages ont été réalisés sur le port de commerce de Sète, à la différence de son port de pêche qui est beaucoup plus médiatisé et connu des habitants. Le fait d’avoir saisi la dimension collective du lieu et ne pas avoir opté pour une forme de casting où une personne choisie aurait représenté un corps de métier, à la manière d’un porte-parole, a été par exemple relevé comme un point important. Une certaine fierté était aussi manifeste de la part de ces premiers spectateurs à l’issue de la projection. Les réactions des habitants ont été aussi enthousiasmantes et beaucoup de Sétois ont exprimé l’envie que soient programmées d’autres diffusions de ce film dans la région. Le fait d’avoir été en immersion pendant près d’un an sur le port de commerce a sans doute rendu possible cette approche fidèle du réel et je suis ravie que tout le monde s’y retrouve.

Mon parcours de réalisatrice m’a amené à m’intéresser à de multiples contextes et à une grande diversité de situations au cours de ces dernières années. J’aime me plonger alternativement dans des univers en privilégiant des expériences au long cours. Bien que je sois restée près d’un an sur le port de commerce de Sète, je ne me suis pourtant pas encore lassée de ce monde là ! J’ai le sentiment en effet que les cultures et les communautés portuaires diffèrent aussi en fonction de leur territoire, de leurs trafics, de leur identités plurielles. Sans qu’un nouveau projet soit encore sur les rails, j’aimerai peut-être m’intéresser un jour à un autre port francophone mais qui ne soit pas situé en métropole. Un port qui témoignerait de la mondialisation des échanges mais aussi de la relation entre les travailleurs portuaires dans une géographie différente. Je pense qu’il est encore possible d’explorer cet univers depuis un autre territoire et j’aimerai sans doute pouvoir de nouveau un jour franchir le seuil d’un port de commerce. De manière conjointe, j’aimerai aussi pouvoir partir un jour à bord d’un navire et filmer le contre-champ de Dockville : une autre vie en huis-clos et en mouvement, celle des marins entre deux escales.

Je suis sans doute mal placée pour répondre à cette question car je pense que ce sont surtout les spectateurs qui pourraient donner leur avis sur le sujet. J’ai la conviction que l’enjeu est important de manière générale aujourd’hui de retrouver du lien, de donner du sens à ce que l’on vit, à ce qui se joue au sein du travail, de nos relations. De porter aussi un regard sur ce qui nous est proche. Il me semble essentiel en particulier de faire entendre des témoignages qui ne sont habituellement pas médiatisés et qui se situent en-dehors du registre spectaculaire. Je suis assez critique sur ce que propose aujourd’hui la télévision et je pense qu’il y a une place pour d’autres récits et d’autres prises de paroles. Je n’ai pas souhaité réaliser un film publicitaire sur le port et je n’avais pas l’idée d’élaborer une image flatteuse ou séduisante a priori. Ce qui m’a guidé tout au long de ce projet c’est surtout la volonté de mettre en valeur les témoignages, quels qu’ils soient, des personnes travaillant sur les quais. C’est aussi un certain rapport à l’histoire des villes portuaires qui m’a incité à mener ce projet après avoir écouté des anciens dockers en particulier évoquer le lien originel entre la ville de Sète et son port : les quais de déchargement des marchandises étaient alors au coeur de la cité, depuis les appartements on voyait parfois la vie à bord des navires et les habitants côtoyaient quotidiennement les marins et les travailleurs portuaires. Ce n’est plus le cas et il est important que ce fil, encore existant mais ténu, ne se rompe pas.

Ce n’est pas un film avec un message explicite. Ce que j’espère néanmoins que les spectateurs retiendront c’est la richesse et la diversité de ce monde portuaire. C’est le lien qui unit ces travailleurs, hommes et femmes confondus, c’est cet attachement profond au port et à la ville, ce sont ces anecdotes du passé et ces gestes du présent, ces mondes interconnectés, ce microcosme tendu vers les échanges internationaux, ces nationalités qui se croisent et se rencontrent parfois. C’est en fait sans doute ma propre fascination pour ce territoire que je souhaite transmettre dans une perspective de rapprochement mutuel. Qu’une personne qui ne connaisse rien de ce monde ait le sentiment d’avoir pu le saisir d’un peu plus près, de le comprendre et de ressentir un certain attachement pour les personnes filmées, voilà déjà un très bel objectif !